Nouvelle « Jour d’Automne »

 

 

Hier était une sale journée pour moi. J’ai perdu mon boulot, mon propriétaire m’a annoncé que j’avais deux semaines pour libérer mon appartement, et ma copine a décidé qu’elle ne voulait plus partager ma vie.

Alors aujourd’hui, j’ai décidé que ça ne pouvait pas être pire et que j’allais tout faire pour passer une bonne journée.

J’ai commencé par aller courir dans le bois près de mon futur ex-chez moi. Celà faisait bien trois ans que je n’avais pas fait de jogging, et même si j’ai fini ma course à bout de souffle et avec les jambes en feu, j’étais assez content de moi. Il n’y avait personne sur le chemin que j’ai emprunté, à part quelques écureuils qui jouaient à cache-cache dans les arbres. Leurs pelages roux se confondaient avec le feuillage des chênes et des peupliers, en tout cas ceux qui n’étaient pas dépouillés de leur parure végétale.

Le sol était recouvert d’un épais tapis de feuilles, et elles crissaient sous chacun de mes pas. Le fond de l’air était frais, transformant mon souffle en petits nuages à chacune de mes expirations. Mais l’effort que je fournissais me donnait suffisamment chaud pour ne pas en être incommodé. J’espérais juste que le vent ne se lève pas, car le risque d’attraper froid s’en trouverait grandi. Et je n’avais vraiment pas besoin de ça.

La route qui menait du bois à mon appartement passait devant une boulangerie. J’étais très connu dans cette boutique, mon ex chère et tendre m’y ayant souvent envoyé le dimanche matin pour lui ramener des croissants ou de la baguette fraîche. Aujourd’hui, je fus tenté de nouveau de passer la porte et de me noyer dans les effluves sucrées des viennoiseries fraîchement sorties du fournil. Des images de chouquettes dorées parsemées de perles de sucre, ou de pains au chocolat à la croute brune, traversèrent mon imagination, mais je mis toute ma volonté à y résister. Quel était l’intérêt de faire de l’exercice pour après se goinfrer de sucre et beurre juste après ? Non pas de que j’ai du poids à perdre, mais autant essayer de garder la forme.

C’est donc plein de fierté envers ma résistance que j’ai poussé la porte de mon appartement. Il y régnait un joli bazar, mon ex l’ayant soigneusement retourné pour récupérer chacune de ses affaires (y compris les stylos perdus au fin fond des tiroirs). J’ai ignoré ce capharnaüm pour aller me doucher, tout en me promettant de ranger tout en faisant du tri et des cartons.

C’est ce que j’ai fait pendant le reste de la matinée, remplissant quatre sacs poubelles et six cartons. Au moins, mon salon avait retrouvé un semblant d’identité, et je pouvais accéder au canapé sans avoir à enjamber des piles de magasines féminins ou de bricolage.

La RH de mon ancien boulot m’avait fixé un rendez-vous à midi trente pour venir chercher mon solde de tout compte et le chèque qui allait avec. Je me suis donc mis en route, en espérant ne pas avoir à vérifier derrière elle une éventuelle erreur (genre un jour de congés décompté en trop, ou une prime manquante). Une fois n’est pas coutume, il n’y avait pas de boulettes de sa part et j’ai pu repartir rapidement. La somme récoltée devrait me permettre de financer mon futur déménagement, voire même de m’aider à remplacer certains de meubles vieillissants.

Une fois sorti, j’ai décidé de marcher plutôt que de prendre le bus. Après tout, ce n’est pas parce que c’est l’automne qu’il ne fait pas beau. Aujourd’hui est une belle journée d’été indien : le soleil brille même si ses rayons peinent à vraiment réchauffer l’atmosphère. Il y a à peu près une heure de marche entre les locaux de mon ancien boulot et mon appartement. Sur ma route, je sais qu’il y a un magasin de bricolage, où je compte aller acheter du gros scotch marron pour fermer mes cartons, et une pizzeria, où j’irai chercher mon déjeuner. Un petit retour aux sources ne fera pas de mal, et même si je suis plus français qu’italien, j’ai toujours adoré les pizzas.

J’avançais d’un bon pas, et j’ai fini par arriver à la hauteur d’un petit papy qui portait un gros sac de provisions. Ma première réaction fut de le dépasser sans plus m’en inquiéter. Mais quelque chose, mon instinct peut-être, m’a soufflé que je ne pouvais pas le laisser ainsi. J’ai donc fait machine arrière pour lui proposer mon aide.

 

— C’est bien gentil de votre part, m’a-t-il dit après avoir posé son sac par terre. Il y avait des promotions sur les sacs de riz au supermarché, et je crois que j’en ai pris un peu trop.

— Pourquoi n’avez-vous pas pris le bus ? lui ai-je demandé. Il en passe un toutes les dix minutes normalement.

— Normalement, comme vous dites. Je n’aime pas monter dans cette machine infernale. Ils ne sont jamais à l’heure, et en plus, ils sont toujours pleins de petits jeunes mal élevés qui me bousculent et mettent leur musique trop fort.

 

Je n’ai pas été à la fête en soulevant son sac de courses. Il pesait vraiment lourd, même pour quelqu’un de mon gabarit. Il m’a indiqué où est-ce qu’il habitait, et c’est presque avec soulagement que je me suis rendu compte que je n’aurais que dix minutes d’effort. Par contre, j’ai été surpris qu’il ait réussi à porter cet énorme cabas pendant tout ce temps, car le supermarché où il avait dû aller se trouvait bien à trois quarts d’heure de l’endroit où je l’avais rencontré. Je ne regrettais pas ma bonne action, mais je me suis demandé s’il avait vraiment besoin de mon aide, après tout.

Je pensais que marcher ainsi chargé serait le plus dur, mais je m’étais bien trompé. Une fois arrivés à notre destination, j’ai découvert qu’il habitait au cinquième étage et que son ascenseur était en panne depuis trois semaines. Il m’attendait depuis deux bonnes minutes quand je suis enfin parvenu devant son appartement. Il m’a fait entrer pour m’offrir un grand verre d’eau fraîche, que j’ai descendu d’une seule traite. Et au moment de repartir, alors que je lui tendais la main pour le saluer, il la prise entre les siennes et m’a regardé droit dans les yeux.

 

— Vous êtes un homme bon, mais je ne connais même pas votre nom, m’a-t-il dit.

— Cressante, ai-je répondu. C’est italien.

— Et original. Je m’appelle Takeshi. Et voici un petit quelque chose pour vous remercier de votre gentillesse.

 

J’ai senti qu’il glissait quelque chose dans la paume de ma main et m’incitait à refermer mes doigts dessus.

 

— C’est un petit porte-bonheur, m’a-t-il expliqué. J’espère qu’il vous aidera le jour où vous en aurez besoin.

 

Je l’ai chaleureusement salué, puis je suis reparti poursuivre mon petit périple. Et c’est à partir de ce moment que ma journée est vraiment devenue stupéfiante.

 

Comme prévu, je suis passé au magasin de bricolage. Je n’ai pas trainé dans les rayons, me contentant de prendre ce dont j’avais besoin, à savoir trois rouleaux de gros scotch marron. Une fois passé en caisse, je m’apprêtais à repartir quand j’ai aperçu une affiche sur une des portes coulissantes :

 

« URGENT ! Nous recherchons des conseillers bricolage. Adressez votre C.V. en caisse centrale. »

 

Je n’avais pas de C.V. sur moi, mais je me suis dit que ça ne coutait rien de tenter le coup. Je me suis donc présenté en caisse centrale, en expliquant ma situation : passionné de bricolage, actuellement à la recherche d’un emploi, et motivé comme personne. Je pensais que la chef de caisse allait me rire au nez – surtout au vu de ma tenue vestimentaire, composée d’un bas de jogging et d’un sweat-shirt à capuche – mais elle a décroché son téléphone, et dix minutes plus tard, j’étais dans le bureau du directeur du magasin, à passer mon entretien.

Je ne suis pas reparti avec un contrat de travail, mais en tout cas avec un rendez-vous fixé pour le lendemain. Je devais ramener mon C.V. bien évidemment, ainsi que d’autres documents qui serviraient à établir ce fameux contrat. Bien évidemment, j’aurais une période d’essai à faire avant toute embauche définitive, mais au moins, j’avais l’espoir de retravailler rapidement, ce qui était assez rare ces derniers temps pour être souligné.

Comme prévu initialement, je suis passé par la pizzeria pour prendre mon déjeuner à emporter. L’entretien m’ayant mis de très bonne humeur, j’ai fait un crochet par la supérette de mon quartier pour m’acheter une petite bouteille de Côtes du Rhone, ainsi que par la boulangerie pour agrémenter mon déjeuner d’un cupcake trois chocolats. Sacré mélange, mais pas surprenant quand on est comme moi un américano-italien installé en France depuis vingt ans. Et le vin rouge se marie très bien avec les pizzas et le chocolat.

 

En sortant de la boulangerie, j’ai aperçu sur la porte du magasin une de ces petites annonces où l’on pouvait détacher le numéro de téléphone.

 

« A louer F2, quartier du parc. 30m2, cuisine américaine, vraie salle de bains. Cave + Balcon + place de parking. Loyer 500€ + charges. »

 

Le genre d’annonce qui fait rêver, surtout le prix – en tout cas en région parisienne. Il ne restait qu’un seul papier avec le téléphone, je m’en suis immédiatement saisi.

 

Une fois rentré chez moi, pendant que je réchauffais ma pizza au four et que ma bouteille se rafraichissait au frigidaire, j’ai appelé le numéro de l’annonce. La propriétaire – une vieille dame d’après les intonations de sa voix au téléphone – me confirma que l’appartement était toujours disponible et que je pouvais le visiter dès cet après-midi. Rendez-vous fut pris pour seize heures, et je pus me mettre à table.

 

L’appartement s’est révélé aussi attractif que ne l’était l’annonce. Le balcon donnait sur la forêt où j’avais couru le matin même, et le salon, exposé sud-ouest, bénéficiait d’un ensoleillement du midi jusqu’au soir. Agréablement surpris, je n’ai pas pu m’empêcher de demander à la propriétaire la raison d’un loyer aussi bas, en tout cas pour le quartier.

 

— Il faudrait refaire les sols et les murs, mais je ne veux pas faire appel à une entreprise qui va me faire payer une fortune. Alors je préfère baisser le prix du loyer, en espérant trouver quelqu’un qui acceptera de faire les travaux. Vous ne seriez pas bricoleur par hasard ?

— C’est votre jour de chance. Enfin, si vous acceptez mon dossier…

— Dans ce cas, ramenez-le moi le plus rapidement possible. Et j’étudierai votre proposition de travaux.

 

Elle m’a accordé deux jours pour lui remettre les papiers nécessaires, ce qui était parfait vu que je n’aurais mon contrat de travail que le lendemain. J’ai pris le temps de refaire un tour complet de l’appartement, en prenant des mesures cette fois-ci, histoire d’anticiper les éventuels futurs travaux. Même en sachant que rien n’était fait et que mon dossier pouvait très bien être refusé, je n’ai pas pu m’empêcher de fourmiller d’idées : où mettre du papier peint, quel type de parquet choisir, ou encore s’il fallait garder la mosaïque murale noire et jaune sur les murs de la cuisine.

Quand nous avons pris l’ascenseur pour repartir, nous étions accompagnés d’une éventuelle future voisine. Une jeune femme blonde aux yeux verts, vêtue d’un strict tailleur gris clair et d’un sage chemisier blanc, est montée avec nous à notre étage, et la propriétaire l’a chaleureusement saluée.

 

— Comment allez-vous, Eleanor ? avait-elle demandé en lui serrant la main.

— Plutôt bien, Madame Savoy. J’ai hâte d’être en vacances.

— Vous pouvez compter sur moi pour arroser vos plantes si besoin. Cela vous fera un souci en moins.

— Je vous en remercie d’avance, je vous tiendrais au courant.

 

Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que cette jeune femme était vraiment charmante, et qu’elle était une raison supplémentaire pour croiser les doigts afin obtenir cet appartement. En tout cas, jusqu’à ce que la propriétaire lui demande des nouvelles de son fiancé. Je ne pouvais pas être chanceux à tous les coups. Et on peut dire qu’aujourd’hui, je l’avais été beaucoup plus que d’habitude. Autant éviter de trop tirer sur la corde.

 

Sur le chemin du retour, en mettant mes mains dans les poches de mon sweat-shirt pour les réchauffer, j’ai retrouvé le petit cadeau que Takeshi m’avait offert le matin même. Je n’avais pas pris le temps de le déballer, et c’est avec surprise que j’ai découvert une petite statuette de dragon, dans les tons bruns et oranges, les couleurs de l’automne. Les mots du vieil homme me sont revenus à l’esprit, et je me suis dit que peut-être, c’était réellement un porte-bonheur. Ma journée d’hier avait été catastrophique. Celle d’aujourd’hui idyllique. Alors ce petit dragon, j’allais le garder précieusement. Il serait avec moi demain pour mon entretien, et après-demain pour l’appartement.

Ce petit dragon, il allait devenir le symbole de ma nouvelle vie.